l’ Espace en Cours, Julie Heintz, historienne de l’art, professeur à l’ENSAPC, curatrice, présentent:
AGAMFAHY
« Tisser des violences diffuses »
octobre 2018,
à l’ Espace en Cours, 56 rue de la réunion, 75020 Paris.
Installation In Situ. 50 mètres carrés. Mixed Medias.
(Avec la participation de Frédéric Pouzin, artiste plasticien-lumière).
Il est des histoires qui reviennent et accompagnent notre modernité.
Nous aurions fait fi de la violence et nos sociétés sont moins brutales qu’elles ne l’ont été. N’était-ce pas en effet au Moyen-âge, que de lointains ancêtres pratiquaient la vendetta, le supplice ou la torture ? C’est-à-dire si loin de nous qu’ils paraissent d’autres pays, d’autres mœurs, d’autres suffisamment autres qu’ils ne peuvent être nous. Ces barbares-là ont été rejetés dans nos mémoires comme l’on repousse au loin, dans d’autres recoins de nos modes, les barbares contemporains.
Il est des histoires qui restent, s’accrochent et finissent par nous définir.
Ainsi nos vies contemporaines seraient débarrassées de la violence, que seul l’État peut exercer. Elle serait alors légitime, légale, efficace, contrôlée, surtout, plus acceptée. Le processus de civilisation, expliquerait un Norbert Elias, est lié à un contrôle des affects accru à mesure que l’État acquiert le monopole de la violence physique. Les plus intimes formes d’auto-contrôle sont ainsi expliquées par des transformations plus structurelles : l’apparition de l’État moderne.
Et pourtant, il y a d’autres manières de concevoir le monde, de faire entendre, dans le creux des silences, les souffrances, les non-dits. En fait, non, la période médiévale n’était pas si brutale que ça. Enfin si et non. Et à Patrick Boucheron de dire qu’à mesure que l’État progresse et que la justice s’installe, ces sociétés deviennent plus violentes. Ainsi, à mesure, que la justice s’impose comme une institution sociale forte, la ville devient le lieu d’une confrontation dure.
Le détour par la sombre période moyenâgeuse, qui n’a de sombre que les regards que nous portons sur elle, aide à interroger, décentrer nos regards et dénaturaliser nos conceptions du monde. Il faut, ainsi, se demander de quoi la violence est-elle le nom ?
Est-ce l’expression d’un État ? D’une société ? D’une révolution technologique ? D’un rapport que l’humain entretien avec lui-même ? Comment penser ensemble ces rapports sociaux ? Sommes-nous encore capables de reconnaître et d’entendre les violences que produisent nos sociétés ? Aussi diffusent et silencieuses sont-elles.
Il faut savoir écouter et rendre compte, pour qu’enfin soit accessible la vie des autres, et en miroir les nôtres. Pour aussi se demander comment se positionner, aujourd’hui, sans simplicité, vis-à-vis de toutes ces histoires, qui tracent autant de toiles où se tissent des formes de violences. C’est parfois uniquement en contre-jour, au clair obscure, qu’apparaissent toutes les subtilités de notre monde et qu’il est possible de peindre l’homme dans ses faiblesses, dans ses errements.
Deux artistes, Tal Agam et Lionel Fahy, accompagnés pour cette exposition par
Frédéric Pouzin, artiste plasticien-lumière, essaient de donner corps
à une épreuve sonore, olfactive et visuelle.
Cette installation est une proposition d’immersion qui se veut difficile pour nos sens,
afin de provoquer les spectateurs et d’initier une réflexion.
Ce travail à partir de peinture, de tissage, de lumière, d’installations et de matière sonore,
a pour finalité de reconstituer une expérience dans nos chairs. À nous de nous y laisser conduire. »
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Tisser des violences diffuses : réflexion (personnelle) d’un anthropologue
En tant qu’anthropologue, j’ai toujours eu l’impression d’arriver après la violence. C’est paradoxal, puisque j’ai travaillé pendant plus de dix ans sur des situations de conflits importants. À la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis d’abord auprès de milices anti-migrants, dans le Haïti post-tremblement de terre de 2011 ensuite, et avec des gangs de rue à New York enfin.
Si ces trois recherches m’ont permis de réfléchir aux formes de continuités de la violence, j’ai approché ces situations à partir du sens que les individus impliqués lui accordent. Je me suis donc intéressé aux formes de subjectivations qu’entrainent ces situations, c’est-à-dire à ce que ces situations crées dans les corps et les êtres des personnes avec qui je travaillais. En m’inscrivant dans la perspective ouverte par Michel Naepels (2006, 2015), je n’ai pas cherché à proposer de raffinements conceptuels de la violence, préférant être attentif à la façon dont elle se déploie selon différentes modalités. En réalité, ces situations qui se développent à la frontière ou dans le ghetto, sont autant de façon et de point d’entrée pour moi pour de décrire les rapports sociaux contemporains.
Quoiqu’il en soit, j’ai toujours eu l’impression d’arriver trop tard, alors que tout enjeu était déjà passé, sédimenté dans la situation. Une partie de cela est lié à mon incapacité première à comprendre et à voir ce qu’il ce trame. Ainsi, de visite dans le South Bronx pour une partie de domino chez mon ami B., chef du gang que j’étudiais alors, j’entendis au loin de petit pop pop pop. Lui demandant pourquoi quelqu’un tirait des feu d’artifices en ce jour, B. éclata de rire et me dit qu’il s’agissait de tir de coup de feu, vraisemblablement à l’arme automatique. Mes yeux et mes oreilles n’étaient pas encore fait à mon terrain, et tout l’enjeu de l’ethnographe sera justement de s’habituer suffisamment au lieu qu’il étudie pour faire de son propre corps le biais de son étude.
Bien entendu aussi, l’anthropologue n’est pas, comme le journaliste, intéressé au scoop ou à l’actualité d’un événement. Nous regardons plutôt la façon dont se tisse les restes de l’action dans les situations sociales et peut nous importe d’être là « au moment de ». Il s’agit pour nous de comprendre et faire sens de ce qu’en disent les individus avec qui nous travaillons des évènements de leur quotidien.
Mais c’est aussi parce que dans les situations sociales, la violence est autant diffuse que multiple. Elle est difficile à catégoriser, comme le note les anthropologues américains Philippe Bourgois et Nancy Scheper-Hughes. Elle peut être correspondre à tout et à rien : elle peut être légitime ou non, visible ou non, nécessaire ou inutile, gratuite ou au contraire rationalisé et stratégique. La violence structurelle, c’est-à-dire celle induite par la façon dont nos sociétés sont construites, qui s’abat sur les plus démunis, donnent place à une violence symbolique. Comme l’explique Pierre Bourdieu, cette dernière désigne un processus où les dominés intériorisent leur statuts de dominés et se le reprochent. Elle se normalise ainsi et devient plus quotidienne, jusqu’à pénétrer le monde privé et se perpétuer en violence intime.
Ainsi, ce qu’observe au quotidien l’anthropologue, ce sont ces restes, ces traces, ces marques dans l’intime. Et il lui faut remonter le fil, du plus profond au plus structurel, pour comprendre que ce qu’il observe ce sont ces violences qu’il a par ailleurs ratées. C’est un travail de petit faisceaux, incidiaire.
Et malgré cela, rendre compte de ces formes diffuses de violence, leur redonner toute l’ampleur dans l’expérience des enquêtés est une tâche bien difficile pour les sciences sociales. C’est pourquoi, il est aussi important que des artistes s’emparent de ces questions et qu’ils réussissent, avec leurs mots, leurs images, leurs matériaux, à transmettre ces expériences. Deux artistes, Tal Agam et Lionel Fahy, essaient de donner corps à une épreuve sonore et virtuelle. Cette installation est une proposition d’immersion qui se veut difficile pour nos sens, afin de provoquer les spectateurs et d’initier une réflexion. Ce travail à partir de peinture, de tissage, de lumière et de matériel sonore, a pour finalité de reconstituer expérience dans nos chairs des expériences contemporaines. À nous de nous y laisser conduire.
(Martin Lamotte, anthropologue)
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Malheureuse comme l’inconnue, fille puis femme de la société. Madame de tous les jours,
Madame Untel ou N’importe qui. Madame qui court après la vie, Madame qui cherche à réaliser une
vie. Madame affaiblie par les échecs et les déceptions. La progression est, pour elle, faite de
souffrances. Rien ne fonctionne. Tout dysfonctione. Rencontres, amitié, amour, boulot, voisinage,
finances. Tout n’est que surcharge, dépression, burn out, problème.
Perte de liberté ! Perte de courage !
Perte d’identité ! Perte de rage !
Qui, dans cette société n’a pas eu un jour la volonté puissante qui vous pousse à la quitter.
Quitter votre fardeau ! Sauter du pont ! Lâcher vos émotions ! Partir sans raison ! Cesser de penser !
Vous séparer de ce corps ! …Pour vous rendre loin de cette violence soi-disant sociétale, dictée par
notre passé, cette violence imposée par le système qui régit les humains,
leurs idées et leurs actions,
leur positionnement et leur rang, leur statut social et leur capacité à s’y maintenir,
la taille de leur voiture et le montant de leurs économies.
C’est le contact des loups, qui vous pousse à fuir les loups. Fuir les loups de la finance, fuir
les prédateurs nocturnes, fuir les charognards du profit, fuir les chacals de l’enrichissement, fuir les
hyènes de la rue, fuir les vautours de la ville. Abandonner le combat quotidien.
Animal des villes, des cabinets chics ou des bourses, animal pervers sans pitié, dont
le coup de patte est blessant et la morsure mortelle, animal qui s’acharne sur ses victimes, vampire
bien réel, animal fascinant mais prêt à tout pour s’enrichir.
Quitter la société des humains pour celle des âmes, trouver goût au lointain pays du paradis
et à son apaisement, réorganiser sa vie autour de la Paix, éliminer son être au profit de son âme,
mettre de côté la souffrance pour respecter sa personne, supprimer le bruit pour écouter le silence.
Le loup vous a montré l’injustice, l’échec, l’humiliation, l’obscurité et l’individualisme. Il vous fera
réaliser ce qu’est la réussite, surtout la sienne. Les loups défendent leur territoire. Ils sont
arnaqueurs. Ils sont voleurs. Ils sont pervers. Ils sont manipulateurs. Mais ils sont malheureux.
Malheureuse comme une louve, celle qui les rencontre, les rejoins, les pratique et devient
comme eux. Malheureuse comme une louve, celle qui communique comme eux, appartient à la
meute. Nul besoin de s’émanciper, de se libérer, de se protéger, de se disperser. Femme, puisque
vous êtes acceptée par la bande, vous pourrez participer à ses pratiques, cibler vos victimes.
Femme de ce monde impitoyable ! Libre à vous de poursuivre par ce chemin sans fin!
En marge. Et si unjour votre passé vous rattrape, huissiers et policiers vous traquent,
bandits et escrocs veulent votre peau,
alors vous pourrez avoir peur, car cette famille malsaine vous lâchera.
Ces loups ne vous protègent pas.
Et leurs hurlements stridents et glaçants, vous les entendrez au pied de l’arbre
surlequel vous êtes montée. Le temps vous est, dans cet abri, compté.
(Gabriel PIANETI, romancier, écrivain.)